NOTRE BOURBONNAIS ÉTUDES BOURBONNAISES

BULLETIN TRIMESTRIEL DE LA SOCIÉTÉ BOURBONNAISE DES ÉTUDES LOCALES

10° Série - N° 228, 2e trimestre 1984

 

Les apports de l'archéologie gallo-romaine

à l'histoire du Bourbonnais

Hugues VERTET

 

Nos lecteurs trouveront ci-joint le texte de la conférence prononcée par M. Hugues Vertet, maître de recherches au CNRS, à l'occasion de notre assemblée générale du 5 mai 1984.

Cette conférence, qui avait attiré un nombreux public, s'accompagnait d'une projection de diapositives. Les très riches commentaires de ces diapositives, ainsi que les réponses de M. Vertet aux questions qui lui furent posées, ne pouvaient malheureusement prendre place dans le texte publié, particulièrement en ce qui concerne les techniques de l'archéologue et la présentation des meilleures pièces de céramique recueillies au cours des fouilles.

L'histoire du Bourbonnais est celle d'une région au passé important en bien des domaines. Elle est cependant mal connue pour la période gallo-romaine et les livres sur le Bourbonnais font un pas rapide au-dessus des premiers siècles fort allègrement comme s'ils n'apportaient rien à sa gloire.

Notre propos est d'abord de voir ensemble ce que fut et ce qu'est l'archéologie gallo-romaine ici, dans un département dont le conseil général a depuis bien des années compris et aidé recherches et publications en ce domaine. Ensuite, comme un paradoxe, nous prendrons les objets les plus modestes parmi ceux qui ont été découverts, les céramiques et nous verrons combien, grâce aux méthodes de recherche actuelles, ils ont fait connaître dans toutes les universités d'Europe, les apports du Bourbonnais à la connaissance de l'antiquité. Nous ne les considérerons que sous deux aspects : les transferts d'industrie et l'histoire des mentalités. Les vestiges découverts dans notre département renseignent non seulement notre région, mais la France entière sur des événements que nous ne pourrions étudier nulle part ailleurs. Ils nous renseignent aussi sur bien d'autres sujets que ceux dont nous parlerons, mais j'espère que ces deux exemples suffiront aujourd'hui pour ouvrir en vous des chapitres nouveaux dans l'histoire de cette région que vous aimez.

I

L'archéologie bourbonnaise gallo-romaine, comme l'archéologie française de nombreuses régions, comprend au moins deux grandes périodes.

Une période ancienne, dans la deuxième partie du XIX` siècle et le début du XX` voit l'émergence d'une grande quantité de documents antiques pour plusieurs raisons. Parmi les plus notables, nous citerons l'approfondissement des labours, l'extension des chemins de fer, le développement des constructions rurales. Ainsi l'ingénieur Bertrand découvre, en surveillant la construction de la section Moulins-Vichy et celle des gares de Varennes et Vichy quantité de vestiges, dans les terrassements et les travaux environnants. Ainsi, Tudot, professeur de dessin au lycée de Moulins, peut-il fouiller, à l'occasion de la construction de la « maison neuve », aux Lary, à Toulon-sur-Allier, la plus célèbre fabrique de figurines de Gaule. Une pléiade de chercheurs et de collectionneurs rassemblent leurs observations dans les bulletins de la Société d'Emulation du Bourbonnais. Un savant remarquable, Joseph Déchelette, de Roanne, rédige un ouvrage encore fondamental : « Les vases céramiques ornés de la Gaule romaine », en 1904. L'attention de cet érudit, qui a été un des fondateurs de l'archéologie française, a été attirée par les découvertes de Saint-Rémy-en-Rollat, dont il finance les fouilles, par celles d'Yzeure et d'autres ateliers bourbonnais. Son ouvrage fut connu sur le plan européen.

La guerre de 1914-1918 provoqua un massacre énorme dans lequel disparaissent, parmi tant d'autres, des archéologues de renom. On notera que le gouvernement allemand envoya un télégramme de condoléances à celui de notre pays, à l'occasion de la mort du capitaine Joseph Déchelette, déplorant la mort d'un tel savant. Un fait si rare mérite d'être noté. Le reconstruction de l'économie, la disparition du mécénat ralentirent notablement les recherches et les découvertes gallo-romaines bourbonnaises.

La deuxième période commence après 1945. Elle nous concerne directement et il paraît utile d'en souligner plusieurs caractéristiques.

Après la guerre, des mesures officielles sont mises en place pour protéger et étudier le patrimoine national: nomination de directeurs régionaux des antiquités historiques et préhistoriques, lois régissant les découvertes d'objets et de structures anciennes, financement des fouilles et des publications par le ministère de la Culture, création du CNRS avec des sections de sciences humaines concernant l'antiquité...

En même temps se développait une nouvelle conception de l'histoire. La succession des dynasties, des guerres, des traités, l'évolution des pouvoirs des seigneurs, des églises, des bourgeoisies... avaient formé la base des études et des enseignements. Il devait s'y ajouter maintenant, à part égale, l'histoire des artisans, des cultivateurs, des techniques, des mentalités, de tout un peuple qui n'avait jamais écrit, et sur lequel on n'avait jamais écrit. Ici l'archéologie trouvait pleinement sa place.

Troisièmement, à mesure que la crise de la société où nous vivons allait croissante, se développait une recherche tout à fait saine du passé. Chacun de nous connaît le goût de nos contemporains pour l'objet ancien, et l'attrait de nombreux jeunes pour les chantiers de fouilles. Ce n'est pas un signe de fuite. Une société, comme un individu troublé, retourne examiner son enfance et son adolescence pour comprendre comment elle en est arrivée là. L'histoire ne donne aucune leçon, ni aucune sagesse, certes, mais elle nous aide à mieux savoir quoi défendre et préserver, à savoir aussi quoi renverser et détruire pour mieux vivre. C'est un rapport actif au passé. Elle peut fonctionner au service du conservatisme social, ou au service des luttes de libération, dans la société comme dans l'individu.

Souvent, elle apparaît à nos contemporains comme morte, inutile, immuable. Or il est bon de constater que rien n'est plus indispensable et plus facile à manipuler pour tout pouvoir. Tantôt on mutile et on déforme, tantôt on fait le silence complet sur certains événements. On manipule selon les besoins du moment. Pour ne prendre que des exemples antiques. on demande aux Gaulois d'être une image d'indépendance, de vaillance, de fierté; on demande aux Romains d'être image d'ordre de civilisation, de mesure, de paix... On rappelle rarement que César se vantait d'avoir fait 2.000.000 d'esclaves en Gaule, et, dans notre région, d'avoir fait couper la main droite à 35.000 personnes à Bourges ; que 130 ans plus tard, une révolte populaire, levée entre Moulins et Autun, fut écrasée par la jeunesse gallo-romaine d'Autun, aidée de cohortes romaines. Huit mille hommes au moins furent massacrés ou livrés aux bêtes, en pleine « paix romaine ».

Comment retrouver cette histoire que notre époque demande, plus dégagée des idéologies, plus proche du peuple que nous sommes ? Deux méthodes surtout sont utilisées. D'une part la critique des textes, d'autre part l'étude des vestiges enfouis. Curieusement, les deux procèdent souvent des mêmes manières de faire: étudier soigneusement le contexte où l'écrit ou l'objet furent créés, se soumettre aux techniques modernes de recherche en laissant de côté tout préjugé. Or l'archéologie gallo-romaine comme l'étude des documents écrits bénéficie pour cela, aujourd'hui, de méthodes scientifiques inconnues de nos prédécesseurs, ce qui constitue une quatrième caractéristique de la recherche actuelle.

Les premiers chercheurs sur les sites gallo-romains du Bourbonnais avaient été éblouis par les objets découverts : « chef d'oeuvre de l'art gaulois » écrit Tudot. Les structures de fours, d'habitat, la succession des couches, la localisation même des objets leur paraissaient peu utiles. Il en fut de même pour les textes antiques. On oubliait, dans l'éblouissement devant Rome, que tous les textes profanes ou sacrés ont été écrits par des êtres humains placés dans un contexte histo-rique, et que tous doivent être soumis à une critique scientifique. Ainsi, pour étudier la Gaule romaine, on se réfère à César et à Tacite. Il est indispensable de conserver en mémoire pour qui et pour quoi César a écrit la « Guerre des Gaules ». Certes, pas pour être lu par des Gaulois, mais par des Romains et pour servir son ambition personnelle. Il veut être nommé empereur; il a vaincu les terribles guerriers qui ont failli s'emparer du Capitole, et leur souvenir restait vivant dans les mémoires. Ce sont certes des barbares à civiliser, qui font encore des sacrifices humains - quelle horreur - mais ce sont des guerriers très habiles et, seul, un extraordinaire talent pouvait les vaincre ; le pays sera une riche colonie, proche de l'Italie, où le commerce, l'industrie, la culture rapporteront facilement d'importants bénéfices aux Romains. Ce qu'écrit César n'est à utiliser ni comme un livre de géographie, ni comme un livre d'ethnologie, ni même comme un récit fidèle de guerre, comme on l'a fait trop souvent, sinon avec une extrême prudence (1).

Quel est le projet de Tacite dans ses « Histoires » ? Célébrer l'action et la grandeur de sa patrie. C'est l'histoire de la Gaule conquise vue et écrite par un Italien. Ces documents demeurent importants, irremplaçables même, mais le peuple gaulois n'y a guère de place en lui-même.

Comme les textes, les objets gallo-romains sont aujourd'hui l'objet d'un regard plus critique. Certains se demandent encore : « Sont-ils des chefs d'oeuvre prouvant le génie gaulois ? Peuvent-ils être comparés aux produits de l'art grec ou romain ? ». Fausses questions qui nous renseignent plus sur l'anxiété de celui qui les pose : « Surtout, que mes ancêtres ne soient pas des barbares ! ». Notre projet présent est de les utiliser pour approcher ceux qui ont produit en grande série ces bibelots, ces vaisselles, ces bijoux de foire... Nous comprendrons ainsi comment nos ancêtres se sont placés devant un des plus grands traumatismes de leur histoire: la rencontre du monde celtique et du monde méditerranéen, question réelle pour eux et pour nous. Pour mieux situer ces objets dans leur contexte, l'archéologie gallo-romaine bénéficie de l'apport des autres sciences. La prospection aérienne, la prospection au sol, avec les magnétomètres à protons, les résistivimètres, les méthodes statistiques, ont permis de déceler des ensembles inconnus. Les fouilles stratigraphiques, les procédés de relevé, de classement de l'information, du matériel, les analyses en laboratoire, la photographie, ont ouvert l'attention des chercheurs à des aspects beaucoup plus complexes et plus complets de la vie antique. Un objet provient d'un atelier; dans cet atelier travaillaient des ouvriers ; leur état social, culturel... influe sur leur production qui est ainsi en rapport étroit avec la société où ils vivaient.

Les artefacts, écrits, céramiques, routes ou villes... ne peuvent être étudiés dans l'abstrait. Les catalogues et les inventaires de renseignements sont indispensables, mais ne suffisent pas à comprendre l'histoire. Pour l'archéologue et l'historien, l'objet devient signe et témoin de celui qui l'a fait, et au-delà, de l'époque et du milieu où il a été créé. De là aussi, cet exercice salutaire pour chacun de nous, de regarder nos objets usuels, pour saisir les dynamiques du XXe siècle, et, éventuellement, ce qu'il y a de trompeur dans les discours et les écrits dont les média nous abreuvent.

Comment ces orientations nouvelles de l'archéologie gallo-romaine ont-elles été mises en action dans le Bourbonnais ? Il est à souligner que les pouvoirs publics n'ont, depuis 1945, nommé personne pour s'occuper à plein temps des fouilles et des sauvetages du patrimoine du département. Tout a été fait par, des bénévoles. Deux équipes ont travaillé dans les villes: l'une à Néris, dirigée par M. Desnoyers, l'autre à Vichy, par M. Corrocher, quatre équipes ont travaillé dans les campagnes: l'une dans la région de Gannat, animée par M. Germain, l'autre dans la région de Tronget, par M. Blanchet, une autre à Montoldre par Mlle Nadine Robert, enfin une quatrième, spécialisée dans les ateliers de potiers gallo-romains, par moi-même. D'autres chercheurs ont appliqué leur effort en plusieurs lieux, à Varennes-sur-Allier, à la prospection sur les tracés routiers.

La recherche est rendue très difficile par plusieurs facteurs de la vie moderne: la culture avec les tracteurs, où le cultivateur, regardant en avant et non en arrière du soc, ne voit pas ce qui sort de terre; le travail avec des pelleteuses mécaniques, déversant dans des camions-benne le contenu de leur godets, et non plus avec des terrassiers sentant sous leur pelle le vestige ; les tranchées rebouchées aussitôt que creusées lors de la pose des canalisations ; l'indifférence au patrimoine culturel de la plupart des entrepreneurs et des gestionnaires de travaux publics; l'impossibilité, pour les bénévoles, de se libérer de leur travail, de trouver de la main d'oeuvre, d'être remboursés de leurs frais, la lenteur de l'administration, même envers ceux qui apportent une aide gratuite... Alors ne sont sauvés que des bribes d'ensembles qui auraient pu être étudiés, conservés, souvent à bien peu de frais. Ainsi se détruit à vive allure un patrimoine archéologique que beaucoup de pays, l'Allemagne, la Suisse, l'Angleterre, pour n'en citer que quelques-uns, envient au Bourbonnais. Et encore ne connaissent-ils pas toutes nos richesses, comme nous ne les connaissons pas, car aucune couverture aérienne ne nous renseigne sur les implantations de villas, de cimetières, de temples, de routes, de villages artisanaux ni n'a permis de faire une carte archéologique du Bourbonnais.

Les travaux effectués dans notre région, avec les pauvres moyens que nous avons décrits, ont donné lieu à des publications, dont je ne vous donnerai que quelques titres. Le « Vichy antique », de J. Corrocher, fait un bilan des découvertes anciennes et modernes de cette ville, la situe dans sa région, en détaille toutes les activités. Une collection subventionnée par le Conseil Général de l'Allier: « Recherches sur les ateliers de potiers de la Gaule centrale » publie depuis quatre ans, un tome par an, de 150 à 250 pages, fort bien illustré. Le catalogue des poinçons matrices du musée de Moulins est publié et celui des figurines en terre blanche en préparation.

II

Si la première partie de cet exposé a décrit les diverses étapes de l'archéologie bourbonnaise pour la période gallo-romaine, dans quelle orientation elle s'était tournée, quels moyens elle avait pu mettre en oeuvre et quelles difficultés elle rencontrait, nous pouvons aborder dans cette deuxième partie ce qu'elle apporte à l'histoire économique et sociale. Nous parlerons peu des villes thermales, bien que l'intérêt qu'elles suscitent soit fort grand, car il serait probablement plus intéressant de les présenter dans le cadre d'une étude du thermalisme en Gaule. Que dire du milieu agricole, si ce n'est que les recherches ont été, hélas, arrêtées dans la région de Tronget et de Montoldre où elles étaient très prometteuses. Toutes les facilités, et de logement des fouilleurs, et d'aide à la fouille étaient fournies par le propriétaire du terrain, mais le ministère n'a point jugé utile de les poursuivre.

Nous nous appuierons surtout sur les résultats donnés par les fouilles dans les ateliers de potiers qui se multiplièrent dans notre région, du début du Ier siècle après J.C. à la fin du II° siècle.

Cette période, la « paix romaine », est généralement considérée comme l'épanouissement de la civilisation romaine, jalonnée de monuments prestigieux. Mais les périodes apparemment bénies des dieux ne sont pas toujours les mieux connues: si les peuples heureux n'ont pas d'histoires, les couches les plus pauvres n'en ont jamais, ni dans une période ni dans l'autre. Comment l'archéologie nous montre-t-elle l'expansion de la production de la céramique dans notre région, sur le plan technique et social ?

Les fouilles nous ont montré qu'à Yzeure, à Toulon-sur-Allier, à Coulanges, à Saint-Rémy-en-Rollat, à Vichy, à Lezoux se sont installés des ateliers de potiers ; nous avons dénombré trente-six ateliers, plus ou moins importants dans la vallée de l'Allier, de la Loire et de leurs affluents. Tous possédaient leurs fours, leurs carrières d'argile, leurs dépotoirs. Tous travaillaient en utilisant des techniques mises au point en Italie ou dans d'autres régions méditerranéennes. Au premier abord, c'est une excellente adaptation, une expansion commerciale, mais une analyse plus précise peut nous amener à nuancer et approfondir la portée de ce phénomène.

Quel a été l'impact sur le peuple gaulois de ce que les ethnologues appelleraient un transfert de technologies douces d'Italie en Gaule ? Il nous faut d'abord déterminer le sens précis de chacun de ces termes.

Par « technologie douce » nous entendons des apports comportant des techniques faciles à assimiler dans un délai restreint, n'exigeant ni matériel complexe, ni spécialisation de haut niveau. Ce processus fut mis en route grâce à la grande habileté manuelle des Gaulois, à cet esprit d'imitation et d'invention qu'admira César dans les ripostes qu'imaginaient ses adversaires. Mises en oeuvre par de petites unités de production, disséminées dans les villes comme Vichy, Néris, Bourbon-Lancy, dans les bourgs comme Varennes, Yzeure, les campagnes, comme Toulon-sur-Allier, Saint-Pourçain-sur-Besbre, ces productions sont capables de concurrencer de façon efficace les produits d'importation.

Par « impact », nous désignons les réactions du monde ouvrier devant ces apports, peut-être introduits par des compagnons voyageurs : apprentissage, acquisition de moyens d'expression nouveaux, évolution des connaissances générales avec oubli des savoirs anciens.

Par « monde gaulois », nous considérerons la partie de la population la plus nombreuse: le monde rural, artisanal, commerçant, défini par sa situation politique, sociale, technologique, psychologique.

Le monde gaulois

Après la conquête romaine, l'aristocratie féodale gauloise est remplacée par une bourgeoisie commerçante créatrice d'industries de toutes sortes. Au-dessous d'elle, le statut social du peuple semble peu changé, il était assez proche de l'esclavage d'Italie au moment de la conquête, nous dit César, et le projet de Rome n'était pas d'affranchir les peuples conquis.

Il est cependant utile de souligner qu'à la différence des peuples colonisés au XIXe siècle, la Gaule ne fut pas intérieurement humiliée. Elle avait été conquise par une technique militaire plus élaborée, mais elle combattait à armes égales : en face des arcs et des flèches se trouvaient des archers et non des mitrailleuses. Les Romains apparaissent comme supérieurs en organisation. Cela apparaît nettement dans le domaine militaire, dans l'organisation de l'Etat et de l'économie, dans la mise en valeur systématique des mines, par la cadastration des terres, le drainage. Les compétences des Gaulois sont utilisées pour un rendement supérieur qui enrichit et la Gaule et l'Empire.

Sur le plan des techniques les Gaulois se savent égaux sinon supérieurs à leurs vainqueurs dans de nombreux domaines: travail du fer, émaillage du métal, tissage, tonnellerie, mécanique agricole. Ils gardent confiance dans leur potentiel culturel, artisanal, guerrier.

Cependant, dans le domaine de la céramique, les Romains possèdent une avance technologique certaine qui provient en grande partie de la Grèce: cuisson des argiles calcaires, vernissage, décor au moule, et du Proche-Orient : glaçures.

Processus de diffusion des produits par les Romains

Les fabricants italiens exportent en Gaule des produits finis provenant des grandes fabriques d'Arezzo, de Padoue, de la vallée du Pô et les diffusent dans les villes et dans les campagnes de la Gaule. Pour éviter des frais de transport et de casse, ils installent des fabriques à Lyon, utilisant du matériel et du personnel importé (moules et spécialistes). Ils recrutent localement de la main d'oeuvre. Cela complète leur conquête du marché gaulois, sans qu'il existe de monopole de production, par le libre jeu de la concurrence et de la séduction des produits nouveaux.

L'essentiel de la production est constitué de céramique décorative ou de présentation des mets (terre sigillée à vernis rouge, lampes à huile, vases à parfums...).

Réaction des artisans gaulois

Tout se passe comme si un certain nombre de Gaulois avaient voulu profiter de l'aubaine de cette nouvelle mode. Contrairement aux autres provinces de l'Empire, se créent un peu partout en Gaule une quantité de petites fabriques qui imitent de leur mieux les produits italiques, sans posséder tous les tours de main de fabrication. Le phénomène est flagrant dans notre région. Sur des lieux où la fouille n'a montré l'existence d'aucun atelier de potier antérieur, il s'en crée dès les premières décennies de notre ère. Yzeure, Coulanges, Saint-Rémy-en-Rollat, Saint-Didier-en-Rollat, Lezoux, copient les produits d'Italie.

Cela demande certes des apprentissages et des changements importants: apprentissage de l'usage d'un tour plus rapide, de l'usage du moule, de la fabrication en série de vases identiques, dont les pieds et les lèvres sont rectifiées avec un outil spécial (tournasin), standardisation et réduction du nombre des formes de vases, plus solides et mieux adaptés aux transports à de longues distances, utilisation d'argiles calcaires, de vernis rouges grésés, de glaçures plombifères.

La modification des fours pour un chauffage plus élevé et des cuissons réductrices et oxydantes, l'adoption du stockage de l'argile, la division du travail, le marquage des produits... permettent une production massive dont la qualité et la quantité ne cessent d'augmenter. Leur variété a su dépasser celle de tous les autres ateliers gaulois. La maîtrise des circuits commerciaux de la Gaule et des pays voisins leur assure de vastes débouchés. Deux cents ans après la conquête, les fabriques de notre région fournissent une grande partie de l'Occident de l'Empire en céramique d'excellente qualité, et les ateliers d'Italie ont cessé toute exportation.

Les avantages de ce transfert technologique

Dans un milieu populaire, recruté en très grande partie dans la main d'oeuvre locale selon toute vraisemblance (identité de l'habitat et des noms avec les autochtones), des techniques nouvelles sont maîtrisées, au point d'être améliorées. Une production importante se développe, avons-nous dit, et donne lieu à un commerce actif, notamment par les voies fluviales : elle est vendue non seulement en Gaule, mais en Grande Bretagne, en Germanie, etc...

A ces acquis techniques et à cette expansion commerciale s'ajoutent des acquis culturels. La diffusion de l'écriture est marquée par la découverte de plusieurs alphabets dans les ateliers mêmes; les potiers signent leurs vases et leurs moules, quelques inscriptions de comptage nous sont parvenues. L'expression imagée, quasi inconnue du milieu populaire, se répand et les vases sont ornés de personnages, d'animaux, de végétaux, de divinités gréco-romaines. L'incarnation des divinités indigènes non figurées auparavant facilite la prise de conscience d'un vécu quotidien, d'une relation avec les pouvoirs divins et humains.

Les inconvénients de ces transferts:

Nous savons assez maintenant que les réussites globales de l'industrie ne recouvrent pas toujours une somme d'acquis positifs pour tous. Sur le plan culturel, le développement des ateliers travaillant avec les techniques romanisées fait disparaître les plus belles céramiques de l'art indigène. La modification d'une production céramique qui concerne la nourriture (avec les vases à cuire et à servir), l'éclairage (avec les lampes), la représentation des dieux, l'architecture et l'ornementation de la maison (avec l'utilisation des tuiles, des éléments décorés d'architecture en terre), témoignent d'un progrès technique, mais aussi d'un éblouissement créé par Rome, et suscitent des changements qui ne sont pas toujours bénéfiques à l'équilibre de la société.

Sur le plan économique, l'essor de l'industrie ne semble pas avoir élevé le niveau de vie des ouvriers. Les cabanes restent petites, aussi pauvres que celles des ouvriers agricoles, les tombes sont plus pauvres que celles de la banlieue des villes. Si les rapports sociaux ne changent pas, l'évolution technique peut appauvrir l'ouvrier au lieu d'élever son niveau de vie.

Sur le plan technique, lorsque les industries céramiques se déplacent du Bourbonnais vers l'Est de la Gaule, il ne reste pratiquement rien des façons de faire acquises, dans les productions céramiques locales. Il y a perte de culture car les connaissances et les arts traditionnels ont été oubliés sous l'action de deux cents ans de technologie étrangère. En conclusion, l'archéologie nous montre que la technologie romaine a permis la production en série d'une céramique peu adaptée au génie indigène gaulois. Elle était liée à un état social déterminé dans les provinces par la paix romaine. La céramique médiévale de notre région n'a rien conserve: de ces acquis après l'effondrement de l'Empire. Cependant, les conditions d'acquisition de ces techniques évoluées avaient été les meilleures possibles comme nous l'avons vu. La Gaule n'avait pas été humiliée par des niveaux de civilisation disproportionnés, et avait pu concurrencer les produits de l'envahisseur avec un succès total. Les techniques douces peuvent donc être bien acceptées, servir de moyens d'expression et de production nécessaires, mais si les raisons de leur intégration sont ambiguës et contraires au génie et à la culture indigène, elles risquent d'être un facteur de destruction irréversible. Nous savons combien, dans nos relations avec le Tiers monde, ces problèmes sont actuels.

III

Nous aborderons maintenant la troisième partie de cet exposé. Nous avons vu les étapes de l'archéologie gallo-romaine en Bourbonnais, ensuite qu'elle pouvait nous renseigner sur l'état social et économique de l'artisanat gallo-romain, et sur les effets positifs et négatifs d'une industrie qui fut florissante. Nous essaierons de voir maintenant comment, égale ment en l'absence de texte, cette discipline peut apporter à l'histoire dans le domaine des croyances. Cet exposé restera, comme les deux premiers, schématique et limité, car nous examinerons seulement les croyances d'une partie de la société, dont nous avons parlé tout à l'heure : le milieu populaire, et en particulier celui des potiers.

Les sentiments religieux et ses expressions, dans les sociétés antiques, contiennent, entre autres choses, les relations que l'individu et la société entretiennent avec les pouvoirs (2) : ceux de la nature, ceux de l'organisation politique, ceux des pulsions intérieures... Nous chercherons ici à déterminer ces rapports au moyen des statuettes en argile représentant des divinités, que les potiers mettaient en grande quantité sur le marché au IIe siècle surtout. Il est bon de se demander, comme dans la deuxième partie de cet exposé, quelle a été l'attitude des Romains envers les Gaulois sur le plan religieux, et quelle a été la réaction des indigènes. I1 est plus difficile de déterminer ces deux plans que dans le domaine technique et commercial, car l'enjeu était beaucoup plus important. La sécurité de l'Empire était en grande partie assurée par la reconnaissance de la divinité de Rome. Nous rappellerons comment elle s'imposa aux riches et aux puissants de la Gaule ; ensuite nous verrons, au moyen des figurines d'argile, comment cette imprégnation idéologique s'étendit aux plus pauvres.

La religion officielle

Après la confrontation guerrière et la victoire, sur tous les territoires annexés par Rome, se produit une confrontation divine. L'Empire apportait son administration et ses dieux. Avec la « pax romana », la paix ro-maine, s'installait la « pax deorum », la paix des dieux. Le pouvoir romain était représenté sous différentes formes : Rome divinisée, l'empereur, sa famille, leur fortune, leur victoire... ainsi que la triade capitoline... Ce ont des cultes officiels, célébrés régulièrement; y participer, c'était faire preuve de loyalisme envers l'Etat romain et envers ses chefs. Cette religion était le lien solide qui unissait toutes les possessions et tous les amis et alliés de Rome. Chaque cité gauloise modelait son schéma sur celui de Rome et la construction d'un capitole ou d'un temple dédié à la triade capitoline était un hommage rendu au gouvernement impérial.

L'empressement avec lequel ces cultes furent partout célébrés permet de croire qu'ils furent institués spontanément à l'initiative de la population la plus aisée, la plus fervente à s'assimiler les moeurs romaines, c'est-à-dire l'aristocratie provinciale et la bourgeoisie municipale prospère. Les dévotions se répandirent quelque peu dans le peuple, lorsque l'empereur fut accepté et ressenti comme le protecteur et le dispensateur des richesses. Dans les petites villes thermales arvernes, à Vichy et à Néris ont été ainsi trouvés plusieurs témoignages du culte impérial.

Vainqueurs dans la guerre, vainqueurs dans la paix, Rome et ses dieux occupent la première place au-dessus des dieux de la Gaule.

Les cultes dits de tradition celtique

Ils s'adressent à un panthéon qui porte la trace beaucoup moins claire, soit des calculs du gouvernement romain, soit de la séduction qu'exerça Rome sur la Gaule. Les divinités majeures de la Gaule furent attirées par celles de Rome au point parfois de se confondre avec elles et l'unité du nom s'est faite généralement au profit du dieu étranger. Ainsi le grand dieu Lug (qui a donné son nom à Lugdunum: Lyon) + Mercurius a donné le Mercure gallo-romain; les Teutatès + Mars: les Mars gallo-romains; Taranis -f- Jupiter : Jupiter gallo-romain (3)...

Ces divinités sont actualisées, intégrées à la nouvelle civilisation. Le bouleversement est profond, quand on pense à la valeur du nom pour une entité divine. Elles accueillent leurs fidèles avec une bienveillance ostensible, offrant des cornes d'abondance ou des patères. Elles sont garantes de l'intégrité, de la continuité, de la prospérité du nouvel ordre social. Sont-elles devenues « amies de Rome » ? Tout est fait pour qu'on le croie.

Dès les premières décades de l'occupation, « une politique visant à imposer un bon voisinage entre les dieux romains et gaulois sur les monuments publics » est mise en action (4). Il faut se demander ce que deviennent, aux yeux des fidèles, les dieux déchus qui passent avec leur peuple vaincu sous la domination d'un autre peuple. I1 est bon de se méfier du terme paisible d' « interpretatio romana » d'apparence tolérante, raisonnable, intellectuelle, ingénieuse, bienveillante, dans son opposition avec par exemple les persécutions violentes auxquelles se livrèrent les chrétiens ou les musulmans envers ceux qui honoraient d'autres dieux en même temps que le leur.

La stratégie romaine a consisté à désolidariser les peuples conquis du pouvoir guerrier de leurs dieux, à neutraliser les dieux celtes les plus susceptibles d'alimenter un nationalisme dangereux. Elle recouvre d'un voile de coexistence pacifique une castration, une fonctionnarisation des divinités vaincues et ralliées. « Tous les dieux (gallo-romains) prennent la figure monotone de donneurs de richesses » pendant les premiers siècles de notre ère, écrit Paul-Marie Duval.

La religion du quart état

Au moment des cahiers de revendication du XVIIIe siècle, ceux du quart état, rédigés par les plus pauvres, ne furent jamais présentés au roi ; ils restent à la Bibliothèque nationale. La religion du quart état gallo-romain n'a intéressé non plus aucun des Romains, et quasi aucun des historiens actuels. Le peuple des villes et des campagnes, bien encadré par des structures puissantes, participait par son travail à la prospérité de la province. Rome avait implanté les cultes officiels, modelé ceux qui réunissaient les foules dans les sanctuaires indigènes, et ne semble avoir eu aucune intention ni aucune attention pour ceux des paysans ou des artisans.

On aurait pu supposer, et on l'a fait, que les potiers n'avaient fait que reproduire les mêmes sujets que les sculpteurs et les fondeurs, pour ceux qui ne pouvaient se payer pierre ou métal. Ainsi avaient-ils copié l'orfèvrerie contemporaine : oenochoées, plateaux ciselés, aiguières à couvercle...

Or de toute évidence il n'en est rien. Mercure, avons-nous vu, avait été assimilé au plus grand dieu de la Gaule indépendante. Son sanctuaire le plus célèbre se trouvait dans notre région, sur le Puy de Dôme; quatre cent quarante inscriptions et trois cent cinquante documents figurés attestent les honneurs qui lui sont rendus en Gaule. D'autre part, les découvertes de Vénus en pierre ou en métal sont fort rares. La déesse qui allaite n'existe pour ainsi dire jamais en ces matériaux. Or c'est l'inverse chez les potiers. Les fouilles de l'atelier d'Yzeure nous ont donné cinquante-six kilogrammes de Vénus et trois cents grammes de Mercure. Celles de l'officine de Toulon-sur-Allier ont montré que la nourrice est la deuxième en nombre après Vénus.

D'où vient cette différence avec les autres panthéons ? Certes, ni des difficultés techniques : les fouilles nous ont montré que les artisans avaient des moules de toutes les principales divinités, ni de la tradition : les sujets représentés apparaissent tous comme importés d'Italie ou de Grèce. En réalité, l'influence du marché est ici prépondérante. Les potiers sont obligés de fabriquer ce qui se vend. Si les Mars ne se vendent pas, ils fabriquent des Vénus, et c'est de ce personnage que l'archéologue trouvera le plus grand nombre de ratés dans le dépotoir. Si le fidèle sert la divinité et essaie de se servir d'elle pour combler ses besoins, le potier sert le fidèle et se sert de lui pour survivre. La production suit la demande et nous renseigne donc suer les dévotions les plus vivantes.

Les potiers, libres des pressions qui eussent pu provenir du pouvoir en place ou de la tradition, ont seulement emprunté à la culture romaine un langage de formes : la jeune fille nue tenant sa chevelure et sa draperie, la femme assise allaitant, l'homme tenant sa bourse et son bâton aux serpents, des bustes de femmes... L'image isolée, exportée et reproduite loin du milieu qui l'a fait naître, prend sa liberté, se dégage des mythes qu'elle illustrait, permet des lectures diverses, nouvelles, ambiguës... selon les couches sociales. Dans les milieux pauvres de la Gaule, qui n'ont pas les moyens de connaître les mythologies grecques et romaines, elle est comme une personne déplacée, une immigrante dépourvue de pièces d'identité.

Il nous restera bien difficile de savoir quelles aventures le peuple gaulois prêtait à ses divinités. Certes, bien des éléments permettent de supposer qu'il avait toujours eu recours comme tous les autres peuples de l'antiquité, à la divinité de la terre, puissante nourricière, protectrice des vivants et des morts, liée à celle des sources fécondantes, du cycle des saisons, de la reproduction du bétail, de la santé des humains.

Il est cependant certain que les formes que prennent les figures reproduites par les potiers reflètent leurs relations aux pouvoirs et à la façon dont ils conçoivent ses effets sur eux. De la même façon, il est utile de regarder, par exemple, dans les nativités chrétiennes, les costumes de Joseph, de Marie, des assistants, le cadre, les attitudes, pour compléter notre connaissance des moeurs, des relations sociales, d'une époque.

Comment s'exerçait sur le peuple gaulois le pouvoir de l'idéologie romaine ? Nous avons vu que celle-ci n'avait vraisemblablement point d'action autoritaire en ce domaine. Elle avait cependant des véhicules extrêmement efficaces. L'un d'eux était l'existence d'un système de monnaies unique dans l'empire, qui atteignait les campagnes des plus reculées. Son rôle dans la propagande romaine fut essentiel et a été souligné à maintes reprises (5). Ainsi, à partir du IIe siècle notamment, l'art officiel développe sur les revers monétaires toute une iconographie où les vertus du prince régnant, l'abondance et la félicité dont on jouit sous son règne, sont affirmées et célébrées. D'autre part les impératrices sont aussi représentées. Seules leurs coiffures sont les attributs de leur puissance. Elles sont parfois assimilées à Vénus, à Cérès, à Cybèle. Le thème de Romulus et Rémus sous la louve se répétera aussi sur quantité d'objets usuels, suggérant la fonction protectrice et nourricière de Rome. Rome et la famille impériale divinisées assuraient la place et la survie de chacun des habitants de l'empire et tous les média: monnaies, fêtes commémoratives, monuments, célébrations pieuses, police... étaient présents pour l'en persuader.

Les trois exemples suivants, pris parmi les figurines en argile, nous montreront combien, même dans les ateliers situés loin des villes, l'idéologie romaine pénétrait la mentalité populaire, sans que probablement les potiers et le peuple des campagnes en aient clairement conscience.

Tout d'abord, contrairement aux représentations de pierre et de bronze, aucun sujet fabriqué dans les ateliers bourbonnais au IIe siècle, de notre ère ne porte d'arme offensive. Une seule figurine de Mars (?), sur des milliers, est peut-être appuyée sur une lance, mais le haut cassé empêche de l'affirmer. Minerve n'a gardé que son bouclier. Seuls quelques Hercules ont gardé leur massue, arme ancienne et quasi magique. Un seul combattant continue à être moulé à quelques exemplaires : le gladiateur. Mais son courage et son talent, sa mort sont inutiles en dehors du cirque où il lutte pour l'amusement et le défoulement des spectateurs. La nécessité de l'ordre et de la paix qu'apporte Rome aux provinces, si elle laisse leurs armes aux dieux des temples et des villes romanisées, amène le désarmement des divinités les plus pauvres. Un deuxième exemple est celui des bustes féminins. La fouille de l'atelier de potiers de Saint-Bonnet, à Yzeure, nous a apporté, entre autres choses, une série de bustes féminins très remarquables, datant du début du IIe siècle (6). Or les plus grands portent au cou un torque, un collier torsadé de tradition gauloise, dont les extrémités se terminent par des têtes de serpents affrontées. On sait, par les études de Salomon Reinach, que le torque est l'attribut spécifique des divinités dans la tradition celtique. Ces bustes représentent donc des déesses dont l'attribut est le serpent (voir figure 1).

Si l'on compare ces bustes à ceux que produit l'atelier de Toulon-sur-Allier quelques décennies plus tard, on constate d'abord que le torque a disparu, ensuite que la coiffure a évolué, s'est diversifiée, s'est rapprochée d'une conception beaucoup plus réaliste de celle des impératrices romaines. La disparition de l'attribut qui désigne la divinité chez les Celtes indique-t-elle que le buste ne représente plus une déesse mais une simple mortelle ? Rien n'est moins sûr. Les Celtes ont toujours placé le siège de la vie et de la puissance dans la tête et la chevelure avait pour eux une grande importance. I1 est bien plus probable que ces bustes représentent les mêmes entités divines, mais l'expression de leur puissance s'exprime maintenant par le canal de la chevelure de l'impératrice romaine, reconnue sur les monnaies. Si l'habit ou la coiffure ne fait pas le dieu, il y contribue largement, car il est le signe évident du pouvoir politique de Rme divinisée remplaçant le signe traditionnel de la divinité.

Un troisième exemple de l'action qu'exerça Rome sur les figures populaires nous est fourni par les figures de nourrices fabriquées dans l'atelier de Toulon-sur-Allier. Le type préféré des artisans se présente comme une femme assise dans un fauteuil d'osier, vêtue d'une longue robe, allaitant deux bébés. Au-dessus de son front s'élève un haut dia-dème formé de huit esses affrontés (voir figure 2). Nous avons ici un double travail de remodelage stylisé d'une coiffure impériale, et d'apport d'un signe fort significatif dans l'art indigène: l'esse. Elle indique en effet le pouvoir qui vient du ciel. On la trouve au bras de Jupiter symbolisant l'éclair au Chatelet, puis sur le fronton des édicules abritant Vénus chez les Eduens (voir figure 3), puis sur les pilastres de ces mêmes édicules en Bourbonnais ; les fouilles récentes montrent que le deuxième siècle voit se développer à Toulon-sur-Allier la fabrication des nourrices, et en même temps son pouvoir semble s'accroître.

Pour ce qui est de la représentation des nourrissons, elle mérite aussi notre attention. Leur longueur n'est pas plus grande que la hauteur de la tête de la nourrice qui apparaît comme énorme, immuable, hiératique. Les mamelles n'ont ni place ni volume. Les bébés sont installés comme dans des niches de la robe, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la mère. Minuscules, ils sont serrés et maintenus fermement dans les énormes mains de la nourrice.

Or il y a une curieuse coïncidence entre cette représentation et celle que Rome donne et veut donner d'elle-même à cette époque: un pouvoir inéluctable et maternel. Nous avons dit qu'une des scènes les plus chéries des Romains est la louve attentive allaitant sous son ventre deux nourrissons. Elle est si populaire que les potiers l'introduisent dans le répertoire de leurs décors. Mais sur certaines mosaïques de la campagne bretonne, les nourrissons ne peuvent même pas atteindre les mamelles du fauve.

Or, que se passe-t-il sur le plan économique ? A partir de la fin du Ier siècle, c'est la période d'expansion économique de la Gaule et en particulier des industries gallo-romaines de notre région, mais cette période se caractérise aussi par son autoritarisme administratif, le retraçage des cadastres, le développement de la grande propriété. Seules, les considérations de rendement, de prix de revient... sont mises en action. Elles s'accompagnent d'un écrasement des couches sociales les plus pauvres, autant sur le plan économique que sur le plan légal.

La fidélité à l'Empire dont a fait preuve la Gaule du II° siècle n'est pas contradictoire avec la possibilité d'une condition misérable des ouvriers de l'agriculture et de l'artisanat. On se souviendra du début de l'ère in-dustrielle en Grande Bretagne. Elle témoigne seulement d'une solide structure sociale et politique, de l'appui que les commerçants et les proprié-taires trouvent dans l'administration et l'armée romaines. La longue et large diffusion de l'idéologie romaine porte ses fruits.

Le niveau de vie d'une population dépend de son organisation socio-politique au moins autant que des techniques qu'elle met en oeuvre. Si ces techniques impliquent une organisation injuste, par exemple la division de la société en couches bien hiérarchisées, un système de pouvoir autoritaire... comment pourraient-elles améliorer les conditions de vie des populations ? Elles peuvent au contraire les dégrader. C'est ce qui a pu se produire dans le centre de la Gaule avec le développement du moulage, de la fabrication en série, du perfectionnement du vernis...

Les trois exemples de figurines que nous avons choisis nous montrent que les potiers et leurs clients éprouvaient une impression d'impuissance et de respect religieux à l'égard de Rome, bien conforme à l'idéologie dominante. Les héros combattants qu'avait créés la mythologie celte au cours des siècles ont disparu ainsi que le torque, signe par ,lequel les indigènes caractérisaient les dieux qui maintenaient l'équilibre cosmique du monde.

La féminisation du panthéon populaire et l'augmentation du nombre des nourrices au milieu du IIe siècle pourraient être interprétées comme une réaction contre cet état d'infériorité catastrophique. Le manque de défense de l'individu en face des pouvoirs publics et sociaux reproduit pour lui la situation dans laquelle l'adulte s'est trouvé dans sa petite enfance. Il ne pouvait se tirer d'affaire sans aide, face à des forces supérieures. Ses instincts vitaux s'attachaient avant tout à sa mère qui lui assurait protection, nourriture et satisfaction. Dans la mesure où certains groupes, dans la société, se trouvent sans défense, ils retournent leurs dévotions vers les divinités nourricières et maternantes.

Mais l'image qui se modèle en leurs mains se mélange avec celle que Rome propose. Elle exprime une absence de relation chaleureuse, une maigre nourriture et une survie difficile. C'était probablement une image de la tension entre Rome et les provinces qui ne pouvait se résoudre faute de moyens et ne savait que s'exprimer sous cette forme symbolique. Elle se préparait à émerger au IIIe siècle dans la renaissance des cultes indigènes.

Cette religion populaire est un des témoins de la crise religieuse de l'Empire. Rome avait transféré au politique les énergies du sentiment religieux. Mais lorsque le bien et le mal correspondent à l'obéissance ou à la désobéissance à l'Etat, lorsque le fonctionnaire d'autorité devient en même temps le prêtre, lorsque le rapport à la nature et aux autres hommes est transféré aux cérémonies officielles, il se produit un profond malaise. Les différentes couches sociales tentent de le résoudre avec les moyens auxquels elles peuvent accéder. Les plus pauvres avaient conservé un rapport à la nature auquel elles ont recouru en réactualisant, en revivifiant des mythes primitifs qui survivaient peut-être depuis l'époque néolithique et qui n'avaient probablement jamais cessé d'exister dans leurs dévotions. La grande mère de dieu ou des dieux a souvent été utilisée par les pouvoirs politiques, mais elle est si profondément ancrée dans la terre et le coeur des êtres humains qu'elle ne peut jamais être complètement récupérée et remplacée.

CONCLUSION

Les apports de l'archéologie gallo-romaine nous permettent ainsi d'entrer dans une période de l'histoire du Bourbonnais sur laquelle aucun texte ne subsiste, ou n'a jamais été écrit. Ils modifieront peut-être un peu l'image que vous vous étiez faite de nos ancêtres les Gaulois ; j'espère qu'ils vous seront plus proches, confrontés comme nous le sommes à des changements profonds de civilisation, à des déplacements d'industries, à des idéologies diverses, préparant l'avenir. L'étude des objets permet de mieux les connaître. Je lancerai un appel en terminant à tous ceux qui conservent des objets gallo-romains, pour qu'ils permettent de les photographier, de les mesurer et par là même, de mieux connaître ce passé qui prépare toujours l'avenir. Une société aura toujours besoin de définir son passé et, comme chacun de nous, elle aura toujours besoin de son passé pour définir son avenir.

 

NOTES

 

(1) César a mélé à ses observations celles qu'il avait lues sur la Gaule chez le géographe grec Posidonios (cf. par ex. A. Momigliano : Sagesses barbares, Maspéro, 1976).

(2) Cf. Melford E. Spiro, La religion : problèmes de définition et d'explication, p. 146, dans Essai d'anthropologie religieuse, Gallimard, 1972.

(3) P.-M. Duval, Les dieux de la Gaule, Payot, 1976. ,

(4) P.-M. Duval, op. cit.

(5) Cf. par ex. J. Babelon, Les monnaies racontent l'histoire, Fayard, 1963, pp. 58 et suivantes « la politique des empereurs (qui) trouvent dans la monnaie l'indispensable instrument de leur propagande ».

(6) H. Vertet, Quatre séries de figurines : bustes, paons, coqs, édicules, découvertes dans l'atelier de Saint-Bonnet-d'Yzeure, dans Recherches sur les ateliers de potiers gallo-romains de la Gaule centrale, tome I.